19 juillet 2012
Vers une sagesse de l'amour, Platon, Proust, Pasolini, Lévinaspar Marc Alpozzo
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Qu’est-ce que l’amour ? Comment pourrions-nous définir le mystère de l'amour ?
Pourquoi ne pas commencer par Odette, la défaite de Swann, dans le fameux Un amour de Swann ?
Cette dernière n'a ni les qualités physiques exceptionnelles aux yeux de Swann, ni les qualités intellectuelles non plus requises pour qu'il tombe amoureux. Et pourtant ! L’art va précisément venir au secours d’Odette et jouer le rôle d’adjuvant puisqu’il va apporter l’aide en agissant dans le sens du désir de Swann. Comme si l'art et la vie ne faisaient qu'un, car pour Proust la vraie vie c'est la littérature. Et si nous devions nous en tenir à cette leçon proustienne, alors nous dirions qu’il faut mêler l'art et la vie afin de la transfigurer et de l'illuminer. N’est-ce pas Woody Allen qui disait dans Maris et femmes, la vie imite la mauvaise télévision ? Il s'agit donc dans un tout autre registre évidement, référence aux grand-chefs d’œuvre qui font vibrer nos âmes, de confondre l'art et la vie, et de nourrir notre vie du fruit de notre imagination. Donc transformer les personnes réelles en personnages imaginaires. Et je passe sur le rôle de la musique chez Proust !
Odette part. Ils se quittent. Cet amour fut un amour gâché, disons-le clairement ! Swan se dit : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ». Pourtant Swann ne pense pas que sa relation avec Odette fut une erreur. Et oui ! Il l'aima sa chère Odette, mais par la médiation de l'art. Nous pourrions évoquer là le fameux « désir mimétique » dont parle si bien René Girard dans son Mensonge romantique et vérité romanesque. Je prends l'exemple de Marcel, le narrateur de la Recherche, qui dit à plusieurs reprises que les choses ne l'intéressent qu’en fonction de ce qu’en dit Bergotte, son écrivain préféré, dans ses livres. Idem pour le désir. Il va transfigurer, voire illuminer une personne, au départ banale, à partir d'une œuvre ou d'une référence à un personnage qu'il admire dans une œuvre. C'est un acte quotidien qui, au fond, et réalisé par beaucoup d'entre nous.
Certes, la passion ne rajoute rien à l'être aimé. Proust en réalité redessine la passion amoureuse justement à partir d'une relation triangulaire, c'est-à-dire une médiation par l'art, et le désir mimétique. A partir de là, l'amoureux divague, agit comme un homme ivre, mais ne délire pas. La réciprocité n'est pas la vérité de l'amour pour Proust (cf. Sylvia de E. Berl), c'est un mirage ou un malentendu. Alors, oui, il y a bien toujours une erreur, voire une confusion à penser que l'être aimé l'est pour ce qu'il est. Il est toujours gratifié de vertus sublimes, de qualités fantasmées par celui qui l'aime, à partir du désir mimétique. Et avec Proust, la sortie est par le haut. L'art vient magnifiquement transfigurer et illuminer l'être ordinaire, qui, au moment d'une première rencontre, avait pu laisser l'autre de glace.
On pourrait y voir quelque chose de la cristallisation de Stendhal, mais à une différence près, c'est que Stendhal voit la passion d'un très mauvais œil. Ce qui n'est pas le cas de Proust. Chez l’auteur de la Recherche il y a quelque chose de très fort à propos de l'inachevé. Car si l'amour détrône la beauté, si l'être amoureux retrouve soudain pour le monde qui l'entoure un intérêt jusque là insoupçonné dans l'amour, la présence n'est qu'une modalité de l'absence. Marcel n'a jamais été aussi amoureux d'Albertine qu'au moment de son évasion, donc de son absence. L'amour pour l'autre, ou pour son énigme... Le désir est donc là du côté de l'accumulation, du manque. J'aime ce que je n'ai pas et je n'aime plus ce que j'ai. D'où le vide de la rencontre. Où se situe-t-elle ? Peut-être demeure-t-elle dans cette suspension au-dessus du vide. Et c'est ce vide que les amants cherchent éternellement à effacer, sans jamais y parvenir... On pourrait alors parler de vertige... vertige de l'amour inspiré de l'incognito de l'amour, de la distance et du mystère de l'autre...
Un vide, un manque, un vertige qui inspire nécessairement la peur... Eh oui ! C’est certain ! C'est ce qui re-donne d'ailleurs vie au désir. La peur de perdre l'autre demain, ou après-demain. La flamme du désir est par là toujours conservée par cette promesse d'absence. Finalement, on est soit dans la morale stoïcienne qui veut que l'on supprime tout désir qui pourrait nous causer une plus grande douleur demain, que le plaisir d'aujourd'hui ; ou l'on est dans la volonté de puissance de Nietzsche qui affirme le désir, l'intensité du désir au risque de la douleur qui va avec. Ce sera le désir comme production. Production d'un effort. Production de soi...
Qui ne veut souffrir souffrira de ce qu'il craint, car il vivra un amour au rabais ?
Aimer, c'est l'abandon de tout abri, c'est s'exposer, se vouer et même se soumettre. Ça transforme l'amant en un otage de l'être aimé, donc d'un absent, car l'autre au fond, nous échappe toujours. Il est et demeure un mystère. Que fera-t-il demain ? En aimera-t-il un(e) autre ? C'est la très injustement sous-estimée Madeleine Chapsal qui écrit dans un beau texte La Maison de Jade, alors que rien ne prédisposait à cette rupture, au lendemain de la trahison même de son amant qui l'a délaissée pour une autre, combien cette rupture l'a faite souffrir, poussée presque à la mort. Et pourtant elle achève son texte par cette phrase que je trouve d'une profondeur redoutable : « Il y a des hommes qu'il vaut mieux avoir eus qu'avoir à attendre. » Et pourtant la souffrance est toujours au bout du chemin, car l’amour, dans ce contexte, s’exprime toujours sur le mode du manque, car c’est avant tout, un amour passionnel, qui se nourrit du désir et de la privation. C'est un amour voué à être sans histoire. Sans durée. Sans lendemain. Une question typiquement occidentale et admirablement traitée par Denis de Rougemont dans son L’amour et l’Occident, auquel je renvoie pour plus de précisions.
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Platon affirmait la même chose. C’est une étrangère, Diotime de la Mantinée, qui explique à Socrate, qu’éros peut être établi comme le désir d’être heureux. L’amour est donc un pont jeté entre le Beau et le Bien. Et avec pour médiation le désir d’immortalité. Alors que les hommes affirmaient par l’amour à la fois l’éducation et l’éjaculation, Diotime va féminiser l’amour est le recentrer autour de la procréation. Les hommes enfanteront pas l’esprit tandis que les femmes enfanteront par le corps. Mais ce qui est surtout à retenir, c’est que l’amour, c’est avant tout, le désir de connaissance, et précisément, le désir de Bien. Processus d’ascension spirituelle, à savoir donc philosophique, de perfectibilité de soi. Aimer comporterait l’idée pour Diotime que le Beau, qui serait au centre de tout amour, beauté des choses, beauté des âmes ou des actions, impliquerait un ascension dialectique qui s’étendrait de l’amour d’un beau corps à tous les beaux corps, puis d’une belle action à toutes les belles actions, pour enfin s’achever dans l’amour de toutes les belles âmes. Enfin, l’amant pouvant contempler l’idée de beau, parviendra à la beauté absolue qui est correspondante à l’idée de Bien.
En effet, lorsqu’on aime quelqu’un, on souhaite son bonheur et son bien. On agit le plus noblement possible pour l’honorer, et cette contemplation de la beauté en elle-même conduit à la beauté des discours fondés essentiellement sur le vrai et le bien, ce qui est une porte ouverte sur la voie du bonheur. Mais alors que fait-on du manque chez Platon ? Ce manque à l'origine de tout désir...
Il y plusieurs conceptions d’éros dans Le banquet de Platon, mais celle de Socrate, citant Diotime, est la plus juste : « Eros, parce qu’il est dépourvu des choses bonnes et des choses belles, a le désir de ces choses qui lui manquent. » L’origine d’éros permet de comprendre ce qu'est l’Amour, - n'étant autre que le manque, là encore. Par sa mère, il est pauvre, rude, sale, va-nu-pieds et tient compagnie à l’Indigence. Par son père, il est toujours à l’affût du beau et du bien, courageux, entreprenant et ardent. Ainsi, il ne connaît ni complet dénuement, ni véritable richesse. L’amour conjugue donc à la fois la plénitude et manque, ce qui fait de lui le moteur de la recherche du Bien. D’un côté on ne possède pas le Bien, et de l’autre on le cherche parce qu’on le ressent en soi. C’est ainsi que l’amour est dynamique et une force motrice. « C’est un grand démon, Socrate, continue Diotime. En effet, tout ce qui présente la nature d’un démon est intermédiaire entre le divin et le mortel. » L’Amour n’est pas un dieu, car il désire le Bien et le Beau, qu’il n’a pas complètement mais que les véritables dieux ont. Diotime définit l’amour comme un daïmon, car il est un intermédiaire entre les dieux et les hommes. Sa nature est à la fois métaphysique, spirituelle et terrestre. Le pouvoir de l’Amour en tant que daïmon, est de traduire et de transmettre aux dieux les messages des hommes et aux hommes les messages des dieux. Par sa situation intermédiaire, il comble les intervalles et relie les contraires, car il se situe à mi-chemin entre la Sagesse, attribut des dieux, et l’ignorance, attribut de la majorité des hommes. Il est ainsi une puissance universelle qui maintient l’unité du monde.
Ce que l’on pourra évidemment reprocher à une telle conception platonicienne, c’est sa conception anthropologique de l’amour. En effet, où est l'Homme? « Le dieu n’entre pas en contact direct avec l’homme ; mais c’est par l’intermédiaire de ce démon, que toutes les manières possibles les dieux entrent en rapport avec les hommes et communiquent avec eux, à l’état de veille ou dans le sommeil. » Pour l’homme, il s’agit de s'élever, de se séparer du futur gisant que sera chaque vivant. Pourquoi donc la vie vaudrait-elle d’être vécue selon Diotime ? « C’est à ce point de la vie, mon cher Socrate, plus qu’à n’importe quel autre, que se situe le moment où, pour l’être humain, la vie vaut d’être vécue, parce qu’il contemple la beauté en elle-même (Le banquet, 211d.) Voilà en germe le judéo-christianisme.
Avec Platon, la conscience amoureuse est une conscience morale.
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Jacques Lacan, dans la droite ligne de Hegel, oppose au besoin, strictement biologique, le désir qui, satisfait, révèle l’humanité de la conscience à travers la reconnaissance par une autre conscience, le sujet ne pouvant être réduit aux choses du monde, ne pouvant s’y tenir. C'est-à-dire dans l’ordre des fins, autrement dit ce qui peut-être anticipé et donc maîtrisé quand bien même les moyens manqueraient pour l’obtenir, le sujet doit pouvoir révéler sa toute-puissance sur son monde. L’autre, celui à qui il pourra formuler sa demande, sera le lieu où se manifestera son désir. En demandant quelque chose à l’autre que moi, je manifeste ma toute-puissance car j’exige de lui quelque chose. Voilà où soudain le problème de l’amour surgit. L’amour, nous dit Lacan, c’est donner quelque chose que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Pourquoi ? Précisément parce que cette demande ne fait que masquer le manque fondamental qui motive la demande. Sans manque, il est évident, que la demande n’aurait pas lieu d’être. La demande est donc simultanément une négation de ma toute-puissance. L’amour est la jouissance de l’impasse de la jouissance. « N’est-ce pas dire, écrit Lacan, que c’est seulement par l’affect qui résulte de cette béance que quelque chose se rencontre, qui peut varier infiniment quant au niveau du savoir, mais qui, un instant, donne l’illusion que le rapport sexuel cesse de ne pas s’écrire ? [...] Le déplacement de la négation, du cesse de ne pas s’écrire au ne cesse pas de s’écrire, de la contingence à la nécessité, c’est là le point de suspension à quoi s’attache tout amour » (Lacan, Encore, p. 132). Ce qui est en réalité demandé à l’autre, c’est de combler un manque originel, un vide d’être qui est le désir lui-même. L’amour lui-même ne peut pas répondre de la jouissance du corps de l’Autre, car l’amour ne répond que d’un manque. L’amour étant à la fois la castration elle-même et le désir, il ne saurait combler les besoins imaginaires de l’Autre. Deux choix s’ouvrent alors à nous : proposer de combler le manque de l’Autre, au point de confondre son désir et notre demande, ou réduire le désir à une « pure » jouissance. Le premier cas est celui du « névrosé » qui va renoncer à toute jouissance et toute sensualité au profit de la tendresse. Le second est le « pervers » qui réduit l’amour à l’érotisme et le désir à la seule volonté de jouissance. Le manque étant alors la seule condition commune aux hommes, la demande ne peut être qu’insatisfaite, d’où la profonde ambiguïté des relations à l’autre.
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Dans ces « rapports amoureux » qui sont là en réalité pour « supporter » et soutenir l’absence de jouissance de l’Autre, nous allons maintenant essayer de comprendre comment cette fonction support est à la fois assumée par le désir mais surtout par son objet. C’est précisément dans la question des corps, car l’objet lui-même possède un double statut, comme « cause du désir » et comme « plus-de-jouir », que nous trouverons peut-être la solution de notre problème. Prenons la magistrale œuvre de Pier Paolo Pasolini Théorème, un jeune homme d'une étrange beauté s'introduit un jour dans la demeure, jusqu’ici très calme, d’une famille bourgeoise, dont toutes les valeurs sont désuètes. Le père, la mère, le fils, la fille et même la bonne succombent à son charme. Chacun leur tour, ils découvriront un amour physique exceptionnel avec cet homme, avant que ce dernier ne reparte, tel qu’il était venu. Mais chacun restera ébranlé de cette rencontre, au point de ne plus pouvoir vivre de la même façon. S’en suivront une vraie déchéance de tous les membres de la famille. Bouleversés par le départ de l'intrus, qui leur aura servi de révélateur dans leur existence jusqu'alors vaine et futile, tous vont réagir, chacun à sa façon, violemment et individuellement, afin de supporter la perte de cet ange, figure quasi christique, qui les laisse face à leurs propres angoisses métaphysiques. Dans sa théologie du corps, Pasolini menant également une enquête sur la sainteté, va alors conclure que « tandis qu(une) sainte paysanne peut se sauver, fût-ce dans une impasse historique, aucun bourgeois par contre ne peut trouver le salut, ni sur le plan individuel, ni sur le plan collectif » (Théorème, p. 161.) La raison à cela : le bourgeois a remplacé son âme par sa conscience.
Y aurait-il alors une absence de sagesse du corps au profit de l’âme ? Dans cette histoire, il y a eu tout de même jouissance du corps de l’Autre comme dans la théorie lacanienne. Rien d’étonnant pour le coup, puisqu’il n’y a de jouissance possible, que du corps, même si cette jouissance reste, dans l’absolu, exclue. D’où la nécessité du concept d’objet et donc l’obligation connexe de relancer la machine du désir, ne serait-ce que pour préserver la possibilité même d’une jouissance. Dans un accès de grande déprime lucide, Pasolini confia un jour à un journaliste : « Au fond, de l’éros des autres, on sait toujours très peu. Peut-être parce qu’on en parle très peu, même entre amis, et toujours d’une façon ironique ou spirituelle, […] l’érotisme est un phénomène excessivement individuel. » Que doit-on alors comprendre ? Dans cette petite famille bourgeoise, l'amour et la passion sont soudain venus, par la médiation de ce passager mystérieux, dévorer leurs corps et leurs cœurs. Un terrible sentiment de culpabilité les écrasant soudainement, on les verra errer vers d'autres horizons, sous le poids d’une authenticité lourde à assumer, et sans jamais retrouver le bonheur de cet instant charnel trouvé avec cet étrange visiteur. Fable à la fois religieuse et métaphysique, c’est surtout une parabole sur le pouvoir du sexe, et sur les bio-pouvoirs que Foucault avaient très bien analysés également. Il s'agit pour la société de réguler les corps, de les vider de toutes pulsions dangereuses pour le groupe. Une fable qui pourrait nous rappeler une nouvelle fois les thèses nietzschéenne sur l'exaltation des pulsions et la réhabilitation de l’intelligence du corps. En effet ! Il s'agit de considérer que la vie est un éternel retour du même. Alors il faut se demander si cette vie vaut vraiment le coup d'être vécue, jusqu'à cette répétition intraitable. Au choix, c'est soit la morale du troupeau, et l'amour en charentaises dans un confort petit bourgeois, où les pulsions et l'intensité ont été refoulées, ou c'est le recours à l'imagination, le désir, et l'acte créateur.
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On trouvera guère plus de solution de sortie pour sauver l’amour, en relayant ici la pensée de Sartre qui, à son tour, pense le désir sous l’angle d’une lutte des consciences sans la moindre trêve : le désir sexuel est cette ultime tentative pour soumettre l’autre à son propre désir, à le réduire au statut d’objet. En effet ! Qui suis-je ? Sujet, conscience, liberté, au même titre que l’autre qui, en me désirant, me transforme en objet, et me vole ma liberté et mon monde. Le mouvement du désir devient donc l’effort désespéré pour réduire la distance pourtant insurmontable de la subjectivité et de l’objectivité, pour que la liberté de l’autre se réduise à son corps. Mon regard le dépossède de lui-même car je le constitue en objet parmi les objets du monde. Autrui devient par là même une pleine subjectivité dans la mesure où il n’y a d’objet que pour un sujet. Mais pour se ressaisir en tant que sujet, il doit à son tour me constituer en objet. C’est là le sens de la possession qui fait de tout amour un amour-échec.
« La volupté n’est pas un plaisir comme un autre, parce qu’elle n’est pas un plaisir solitaire, comme le manger ou le boire », écrit Lévinas qui n’admet pas derrière Sartre, ou Bataille, d’identifier érotisme et sexualité (Le temps et l’autre, p. 83).
Pour Lévinas, il s’agit de renverser le cogito cartésien en affirmant que le fondement de la philosophie ne se trouve pas en celui-ci mais en l’autre homme qui fait appel à ma responsabilité. Dressant une phénoménologie du visage, Lévinas nous montre autrui, comme un visage, d’abord un composé d’une pair d’yeux, d’une bouche, d’un nez, etc. il s’agit de percevoir autrui, dans un retour aux choses mêmes, c’est-à-dire, en faisant abstraction d’une identité sociale, ou autre. En prenant en compte le visage d’autrui, je suis transporté au-delà de lui-même, dans un infini que je ne peux trouver en moi-même. Dans les instincts sexuels, éros est la modalité d’accès à autrui, notamment chez Sartre qui nous dresse le portrait d’une guerre des consciences. Par le visage d’autrui, Lévinas découvre dans la dualité insurmontable de la relation érotique, le pathétique de l’amour, le voluptueux de la volupté même, contre les manœuvres sartriennes d’un conflit. L’érotisme devient alors l’expérience de l’inviolabilité d’autrui, car le visage est soudain ce qui témoigne de la fragilité de l’homme ; il m’appelle, me commande, m’oblige à être responsable de lui. Parti à la recherche de la concupiscence, parti à la recherche d’un corps, je rencontre l’irréductible. C’est l’impératif éthique de Lévinas. On comprend que cette conception est à l’opposé de celle de Sartre. Sartre pensait que les regards s’affrontaient dans une lutte pour réduire l’autre à l’état d’objet. Lévinas quant à lui indique, qu’ouvrant sur l’infini, le visage est ce qui peut seul m’élever à la condition de sujet. L’autre m’échappe certes toujours ; la rencontre est toujours, même chez Lévinas, une rencontre manquée. C’est la possession toujours impossible d’un autre être, pour paraphraser Proust. Mais soudain autrui n’excède plus ma compréhension. Il est là où je suis. Il n’est plus absence ou mystère. Il est l’Autre avec qui je peux soudain communiquer à nouveau.
C’est toute la force de ce que l’on pourra appeler derrière Alain Finkielkraut « le visage aimé ». Mon amour s’adresse par ce visage, ni à la personne ou ses particularités, mais vise son énigme, sa distance et son incognito. Le toi du « je t’aime » vise son altérité et ce lien paradoxal qui en fait un autre que moi, toujours insaisissable, même dans l’intimité.
C’est la réhabilitation de l’itinéraire amoureux. C’est le retour de la communication amoureuse. C’est la réinsertion de l’être aimé dans la problématique de l’amour. C’est probablement ce que l’on pourrait appeler la sagesse de l’amour.
(Paru dans Les Carnets de la Philosophie, n°22, Mai, Juin, Juillet, Août 2012)
Mathilde Primavera.